Beyond Minds and Bodies
Tania Gheerbrant & Joon Yoo
Avec Lola Jacques-Rémy
By the rock I rub against
I’m going to be tender again
Harryette Mullen, Shedding Skin, 1981
L’expérience corporelle est limitative et frustrante.
L’expérience mentale l’est tout autant.
Comment activer une circulation fluide entre ces deux dimensions de nos existences ? Que signifie “être aligné.e” (et comment le rester) ? L’art est-il cet endroit où se produisent ces gestes de réalignement ?
Beyond Minds and Bodies est une exposition qui réunit pour la première fois les pratiques des artistes plasticiennes Tania Gheerbrant et Joon Yoo. L’exposition présente un ensemble de productions nouvelles et récentes.
Ce duo show est une invitation à penser et à expérimenter des voies de résistances à l’aliénation à travers des œuvres qui mettent en tension des enfermements individuels et collectifs et des modalités poétiques, musicales, langagières et sensibles. La critique systémique des schèmes d’aliénation que nous absorbons quotidiennement échoue parfois à revenir en des termes simples et immédiats au corps et à l’esprit (si une telle séparation artificielle fait sens), alors qu’ils en sont les endroits d’implantation mêmes. L’exposition aborde le positionnement d’existences “marginales” (ou marginalisées) et de la tentative poétique renouvelée et parfois cryptique ou inachevée de proposer et d’amplifier des idées, des affects, des repères, des intuitions et des émotions depuis ces mêmes positions.
La musicalité tient une place prépondérante dans les pratiques des deux artistes : chez Joon Yoo, artiste mélomane, avec un intérêt pour la musique comme système abstrait, mais aussi en tant que pratique commencée à un jeune âge, elle se fait parfois l’allégorie d’une lecture cosmique du monde et de questionnements métaphysiques. Chez Tania Gheerbrant, cette affinité se révèle par un intérêt pour le texte, les paroles et la mélodie ainsi que le travail collaboratif mené avec le groupe des entendeur.se.s de voix pour la réalisation de son film en plusieurs chapitres Twin in the clouds and other stories, dans lequel Jaj chante et Anna et Alexeï lisent à voix haute. Le sens auditif, en ce qu’il mêle parole, musique, silence et bruit, est fondamentalement volatile, immatériel et fragile. Dans le film Universe Memory, Joon Yoo part d’un désert comme lieu d’une abstraction radicale, où un simple son donne accès à la résonance d’un monde. Cet espace infini permet le recommencement, et de parler de la mort, ainsi que de la manière dont “les émotions font cosmologie”. Les deux films et leurs bandes-son s’alternent dans l’espace d’exposition, semblant danser ensemble. Les films proposent tous les deux à leur manière de réinvestir l’écoute (de mélodies, de textes, de paroles) comme une porte d’ouverture vers la liberté et l’imaginaire, à la manière de fenêtres rondes ouvertes sur des états mentaux autres, en connexion avec les autres ou un espace autre.
Des détails ponctuent l’exposition à la manière d’indices, développant des métaphores corporelles et métaphysiques : les points cardinaux poétiques des Vortex Flowers de Joon Yoo, qui sont comme des repères mentaux imaginaires, les archives de revues médicales collectées par Tania Gheerbrant, des agrandissements de deux pages du journal intime Game of Youth d’adolescence de Joon Yoo, avec un coeur-chaussure qui fait écho au pavé-cerveau chanté dans le premier chapitre de Twin in the clouds an other stories. La question de l’éphémère et de de la légèreté ou du poids des mots traverse l’exposition, comme le symbolisme de la métamorphose incarnée par le papillon, qui relie les deux artistes à travers ce projet.
Les travaux des deux artistes se rejoignent également dans leur intensité tamisée, ambiant, et dans leur dimension onirique, atmosphérique et enveloppante, qui fait ressentir la valeur curative effective de la pratique artistique, comme lieu d’une subjectivité inaliénable. Les lampes de Tania Gheerbrant participent de cette ambiance claire-obscure aux frontières du perceptible, et sont pensées en séries, à l’instar des Strawberry Doughnuts, peintures OVNI, drôles et faussement anamorphiques, de Joon Yoo. Les gestes artistiques répétés tentent ainsi de déjouer l’aliénation, en déplaçant le regard.
La méta-phrase « la réponse est écho » qui se dessine à travers les paroles de la chanson chantée par un entendeur avec qui Tania Gheerbrant a réalisé son film pose finalement la question de l’altérité, qui habite l’exposition, et nous préoccupe fondamentalement. Si « l’écho (…) représente ce qui résonne pour celui qui parle et qui lui fait retour avec un écart de sens » (Erik Porge), alors les œuvres rassemblées ici produisent peut-être un ensemble de retours multiples, spatiaux, à nos pensées et nos voix.
« Je ne m’entends pas comme j’entends les autres, l’existence sonore de ma voix pour moi est pour ainsi dire mal dépliée ; c’est plutôt un écho de son existence articulaire, elle vibre à travers ma tête plutôt qu’au dehors » (Merleau-Ponty)
J’ai par ailleurs proposé aux visiteur.ice.s de l’exposition des massages de mains pendant leur visite, qui seraient comme des découvertes sensibles de l’exposition à certains moments de celle-ci. Il s’agit d’une proposition corporelle immédiate, énergétique et simple, qui parle de la possibilité d'être, temporairement, avec l’autre, et de l’expérience physique tactile sensorielle dont on nous prive souvent dans un contexte d’exposition.
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L’exposition et ses oeuvres chuchotent donc simplement, à la suite, un certain nombre de questions, créant un circuit entre deux sources du corps, la bouche et l’oreille :
Qui écoute ?
Qui entend ?
Comment (re)devenir tendre ?
Et bien dans nos peaux.
Margot Nguyen
octobre 2023